Ils ont fait du rap à une époque où ce n’était pas tendance. Le duo Arsenik, constitué de Lino et Calbo, a métamorphosé la banlieue en sanctuaire du verbe, instaurant une esthétique, une idéologie, une fierté noire qui transcende largement le cadre du hip-hop. C’est l’histoire d’un rap qui persiste, réfléchit et inspire. Revoyons un trajet monumental, de Viller-le-Bel aux studios de Jimmy Finger, de la danse à la littérature, entre lutte sociale et raffinement vestimentaire.
Dans la mémoire collective du rap en France, certains artistes se démarquent de manière significative. IAM, NTM, Booba, Kerry James.. Cependant, il arrive que le nom d’un duo qui a redéfini la culture hip-hop française grâce à leur intégrité, leur discours aiguisé et leur engagement, Arsenik, soit perdu au sein de panthéons établis trop hâtivement par des algorithmes ou des classements TikTok.
Arsenik est avant tout le duo de frères, Calbo et Lino, nés sous les noms Gaëlino et Calboni Bényaï, originaires du Congo-Brazzaville, mais ayant suivi un parcours principalement français. Initialement élevés entre le Zaïre, Bordeaux, Lyon et finalement Villiers-le-Bel, ils ont grandi dans un environnement marqué par la diaspora, les quartiers populaires, des espoirs fragiles et la musique. Ils ne sont pas nés avec la capacité de rapper. Ils ont acquis cette compétence grâce à la pratique du breakdance, des sessions de graffiti et des performances DJ dans leur quartier. Pour eux, le hip-hop représente une forme d’art complète, une réaction à la société qui les observe trop fréquemment de manière condescendante.
La véritable histoire débute avec une suggestion de l’éducateur : aller danser en Hongrie. Calbo et Lino saisissent l’opportunité. Ils trompent leurs parents, montent à bord d’un avion et foulent les planches. Ce sera leur première véritable immersion dans un choc culturel, mais aussi le moment d’une prise de conscience : l’art peut être une clé d’accès. En revenant à Villiers-le-Bel, leur renom connaît une ascension fulgurante. Leur parcours prend un tournant lorsqu’ils rencontrent DJ Desh, une personnalité emblématique du hip-hop local, qui les conduit en studio. Premier morceau, « Bal Trap », sur l’album collectif L’art d’utiliser son savoir (1995), première cartouche tirée.
Ils intègrent donc le légendaire Secteur Ä, un collectif du 95 créé par Kenzy, qui rassemble des artistes tels que Ministère AMER, Doc Gyneco, Passi, Stomy Bugsy… Rapidement, Arsenik se fixe comme un élément central de ce mouvement. Les compilations continuent à s’accumuler, les apparitions deviennent plus fréquentes, la tension grimpe.
L’album Quelques gouttes suffisent a été publié le 5 juin 1998, soit cinq jours avant le début de la Coupe du Monde. Conçu dans une quasi-intimité, pour favoriser la concentration, l’album représente un tournant dans le rap français. Dès le début, c’est clair : Arsenik ne fait pas du rap pour séduire, il en fait pour s’exprimer.
Le style incisif, littéraire et sombre de Lino contraste avec le ton plus sérieux, rythmique et corporel de Calbo. Les deux voix s’entremêlent, se heurtent et s’enlacent, à l’image des poings et des vers d’un même combat. Les œuvres, dont certaines portent la signature de Jimmy Finger, sont des sculptures sonores, oscillant entre le jazz et la rudesse, toujours enveloppées d’une mélancolie citadine.
« L’enfer remonte à la surface » demeure, à ce jour, un écho pour les générations sacrifiées, comme un psaume. L’album a obtenu une certification de disque d’or (ayant dépassé les 100 000 ventes à l’époque, sans prendre en compte le streaming). Cependant, au-delà des statistiques, c’est aussi la pochette de l’album qui laisse son empreinte dans la culture : Arsenik en Lacoste. Alors que d’autres optent pour des marques américaines, ils préfèrent l’élégance à la française, qui deviendra une marque de fabrique du style de banlieue des années 2000.
Calbo et Lino se lancent dans une initiative avant-gardiste en 1999 : le groupe Bisso Na Bisso (« entre nous » en lingala). Le concept : fusionner le rap et la rumba congolaise, rétablir le lien entre les origines africaines et la périphérie française. Avant même l’avènement du « rap afro », ils ont déjà créé un album innovant avec Passi, Ben-J (Neg’Marrons) et Mystik. Ce projet, acclamé aussi bien en France qu’en Afrique, leur permet de toucher un nouveau public : celui de la diaspora africaine.
Après une absence de quatre ans, Arsenik fait son retour avec leur nouvel album, Quelque chose a survécu. L’album, plus introspectif et moins direct, présente un duo qui a évolué. La collaboration avec RZA du Wu-Tang Clan représente la réalisation de leur rêve d’adolescents. Le projet se vend à plus de 200 000 unités.
Il se transforme en un griot de la ville, célébré pour sa plume. Calbo, plus réservé, fait son retour en 2021 avec un ouvrage intitulé Quelques gouttes de plus, dans lequel il partage des histoires personnelles, y compris une rencontre avec Nelson Mandela. Il a lancé un projet musical portant le même nom en 2022.
Arsenik, c’est bien plus que deux frères. C’est un établissement éducatif. Une façon de démarrer, de décrire la rue sans embellissement, avec une richesse lexicale souvent inégalée. C’est un modèle d’humilité pour les jeunes artistes : une montée grâce au labeur, à l’honneur des origines et à la transmission. En 2025, alors que le rap est numérique, standardisé et parfois déshumanisé, le nom d’Arsenik résonne toujours comme une promesse : celle d’un art authentique, honnête et percutant.